Parmi les nombreux stratagèmes qu'utilisent les
psychanalystes pour tenter d'échapper aux évaluations de leurs pratiques, un
argument qui revient souvent est la contestation des catégories diagnostiques
définies dans les classifications internationales. Selon eux, comme ils ne
reconnaissent pas la validité de ces catégories, ils ne peuvent pas se couler
dans le moule de la recherche internationale sur les troubles mentaux, ni en
termes de recherche fondamentale, ni en termes de recherche clinique, et par
conséquent on ne peut les évaluer selon les mêmes critères, CQFD. Dans cet
article j'examine certains des reproches les plus couramment faits aux
classifications des maladies, et en particulier au DSM-IV.
Le DSM définit-il arbitrairement ce qui est pathologique?
En sciences, la normalité n'a aucune connotation
prescriptive ou morale, c'est un concept purement statistique: c'est ce qui est
observé chez la majorité des individus de la population. Par conséquent
l'anormalité est ce qui est observé chez une minorité d'individus. Si l'on
illustre ce point sur la distribution des scores de quotient intellectuel (QI)
au sein de la population (dont la moyenne est 100 et l'écart-type est 15 par
construction), il est "normal" d'avoir un QI dans le milieu de la
distribution (autour de 100), et il est "anormal" d'avoir un QI très
faible ou très élevé.
La pathologie est un concept distinct, elle est définie (notamment
dans le DSM-IV) comme étant ce qui dévie significativement de la norme et qui engendre de la souffrance chez le
patient et/ou son entourage. C'est pour cela que, bien qu'il soit
"anormal" d'avoir un QI très élevé, cela n'est pas considéré comme
une pathologie (à la différence d'un QI très faible).
Il n'existe pas toujours dans la nature une frontière claire
entre la bonne santé et la maladie. Par conséquent les seuils que l'on fixe
entre le normal et le pathologique ont inévitablement une part d'arbitraire. Bien
souvent on fixe par convention le seuil à 2 écarts-types au-delà de la moyenne
de la population. Cela correspond au score de 70 pour le quotient intellectuel,
en-deçà duquel on définit la "déficience intellectuelle". Bien
évidemment, les personnes qui ont un QI de 69 ne sont pas qualitativement
différentes de celles qui ont un QI de 71. Tout le monde s'accorde à dire que
les personnes avec un QI de 85 fonctionnent normalement et que celles avec un
QI de 50 ont de graves problèmes. Mais le seuil à 70 n'a rien de magique. Simplement,
en pratique, il parvient relativement bien à identifier les personnes qui ont
des difficultés importantes et qui nécessitent une prise en charge particulière,
avec néanmoins tous les problèmes inhérents aux effets de seuil. Il en est
exactement de même pour de nombreuses maladies somatiques, par exemple le
diabète, avec le problème de fixer le taux de glycémie à partir duquel une
prise en charge médicale se justifie.
Ce qui est évident concernant les scores de QI, qui sont par
nature unidimensionnels et quantitatifs, est également vrai pour de nombreuses
maladies. Par exemple, l'autisme est défini sur trois dimensions et la sévérité du trouble varie continûment et indépendamment
sur chacune des trois dimensions, de telle sorte qu'il n'y a pas de seuil
naturel entre les véritables troubles autistiques et de simples traits de
personnalité un peu "bizarres". De même, il existe tout un continuum
de la dépression la plus sévère et chronique à de simples variations passagères
de l'humeur. Les mêmes considérations s'appliquent à la plupart des maladies
somatiques, pensons par exemple à l'hypertension artérielle, les cancers, ou la
myopie.
Certains voudraient limiter la définition des maladies à
celles pour lesquelles une cause ou un mécanisme pathologique est clairement
identifié (par exemple Foncin, 2008). Mais cela revient à confondre
classifications nosographique (des troubles) et étiologique (des causes).
Classifier les maladies est un préalable, qui définit les entités sur lesquelles
on peut faire de la recherche dans le but d'en déterminer les causes. La
compréhension des causes peut conduire à remanier la classification
nosographique et à la rapprocher d'une classification étiologique (c'est le but
ultime), mais on ne peut faire de la classification étiologique un préalable ni
un impératif. Ne reconnaître que les maladies dont les causes sont connues
conduirait à ne pas identifier et ne pas prendre en charge la plupart des
patients!
En somme, il n'y a pas de définition naturelle de la
maladie. D'un point de vue purement scientifique, à la limite, on pourrait totalement
se passer de seuils. Les seuils existent essentiellement pour des
considérations pratiques, ils sont nécessaires pour prendre des décisions:
déclencher (ou pas) une prise en charge, choisir un traitement A ou un
traitement B, décider de rembourser (ou pas) un acte, etc.
Les catégories diagnostiques du DSM sont-elles arbitraires et manquent-elles de validité?
Premièrement, tout le monde est d'accord pour dire que les
catégories diagnostiques définies dans les classifications sont imparfaites (et
certaines plus que d'autres). C'est pour cela qu'elles ne sont pas figées et qu'on
les révise régulièrement en fonction de l'état des connaissances. C'est tout
l'enjeu des concertations actuellement en cours en vue du DSM-V et de la
CIM-11. Pour une discussion éclairée des enjeux de ces révisions dans le
domaine de la psychiatrie, on lira avec intérêt l'article de Michael Rutter
(2011), le plus éminent pédopsychiatre britannique.
Parmi les reproches couramment faits à ces catégories
diagnostiques, viennent le fait que chaque catégorie recouvre une population
hétérogène (c'est flagrant pour l'autisme, notamment du fait des variations
induites par le niveau intellectuel), et le fait qu'elles ont des frontières
incertaines, avec un recouvrement parfois important (le cas le plus connu étant
la comorbidité notoire entre dépression et troubles anxieux). Ces faits sont
bien connus et peuvent, ou pas, signaler la faible validité de certaines
catégories diagnostiques. Le même problème existe dans de nombreuses maladies
somatiques, par exemple les jaunisses.
Là encore, il faut comprendre que ces catégories n'existent
pas dans la nature. Elles sont imposées par l'homme, qui trouve utile de
désigner par un même nom des profils de dysfonctionnements qui ont d'importants
traits en commun, et ce notamment parce que les personnes qui ont des troubles
similaires ont souvent des besoins similaires et vont pouvoir bénéficier
d'approches thérapeutiques similaires. L'hétérogénéité de chaque catégorie et le
recouvrement entre catégories n'est pas en soi un argument déterminant contre
la validité des catégories. Ce qui importe, c'est de déterminer, en fonctions
des données épidémiologiques, physiologiques, et cliniques, s'il est plus
avantageux d'un point de vue médical d'élargir une catégorie, de regrouper des
catégories, ou au contraire de les subdiviser, que de conserver les catégories
actuelles. Il est également envisagé pour le DSM-V de compléter les diagnostics
par des données dimensionnelles (des profils quantitatifs), ce qui pourra être
très utile, tout en sachant que ces dernières ne pourront pas totalement
remplacer les catégories pour certains usages, en particulier pour la prise de
décision.
Une autre caractéristique des troubles mentaux définis dans
les classifications internationales est que leurs définitions ne font généralement
pas référence à des causes. Ce choix délibéré découle simplement du fait que
pour la plupart des troubles mentaux, les causes ne sont connues que de manière
très partielle, et même lorsqu'elles sont connues en moyenne, il est
excessivement difficile de les établir pour un patient donné. Et pourtant les
patients ont besoin d'aide (c'est pour cela qu'ils consultent), ils ne peuvent
pas attendre quelques décennies que la recherche ait avancé! Les troubles
mentaux sont donc définis sur la base des symptômes plutôt que sur la base des
mécanismes pathologiques, ce qui les distingue partiellement des maladies
somatiques.
Certains considèrent qu'on ne peut pas définir des maladies
sur la base de symptômes, en l'absence de causes connues (par exemple Foncin,
2008). On n'est pas obligé d'être d'accord avec cette vision étroite de la
notion de maladie. Chaque maladie s'exprime à de multiples niveaux de
description (moléculaires, cellulaires, physiologiques, et, pour les troubles
mentaux: cognitifs, comportementaux et phénoménologiques). Il n'existe pas un
unique niveau privilégié auquel toutes les maladies seraient définissables de
manière pertinente. Ce qui importe, c'est de définir chaque maladie au niveau
qui permet d'apporter la réponse la plus cohérente. Il y a toutes les raisons
de penser que les niveaux cognitifs, comportementaux et phénoménologiques sont
les niveaux de description les plus pertinents pour la plupart des troubles
mentaux.
On peut imaginer que les traitements des troubles mentaux
seraient plus efficaces s'ils étaient guidés par une connaissance précise des
mécanismes pathologiques sous-jacents. En théorie, c'est certain, c'est tout
l'enjeu de la future médecine personnalisée. En pratique, c'est impossible dans
la plupart des cas avec les connaissances disponibles actuellement. Les
traitements, qu'ils soient psychothérapiques ou médicamenteux, sont donc prescrits
largement dans l'ignorance des mécanismes sous-jacents. Il n'en reste pas moins
que certains sont efficaces, en moyenne, sur une proportion importante de
patients, alors même qu'il est certain qu'il existe une grande variété de
mécanismes parmi les patients à qui le traitement réussit. Ce qui est en
soi une confirmation partielle de la pertinence des catégories telles qu'elles
sont définies. Par exemple, la schizophrénie est un trouble d'origine complexe,
impliquant une multitude de facteurs de susceptibilité sur de multiples gènes,
ainsi que des facteurs environnementaux (comme le cannabis). Chaque patient
possède donc une combinaison unique de facteurs génétiques et environnementaux.
Faut-il définir une catégorie diagnostique pour chacun? Ce serait absurde,
alors même que les antipsychotiques apportent des bienfaits importants à la
plupart d'entre eux. De même, l'autisme a des causes tout aussi complexes et
hétérogènes que la schizophrénie. Et pourtant, les approches psychothérapiques
et comportementales passées en revue par la HAS en mars 2012 semblent réussir à
environ 50% de ces enfants, toutes causes confondues. Peu importe que leur
sillon temporal supérieur (ou d'autres régions de leur cerveau) soit perturbé
par des facteurs génétiques influençant la synaptogénèse ou la migration
neuronale, ou par un virus ou par une hypoxie à la naissance, ce qui compte du
point de vue des cliniciens, c'est que les enfants qui ont des déficits
cognitifs similaires répondent positivement à un certain type de rééducation et
d'éducation qui leur permet de développer certaines compétences cognitives, et
ce malgré leurs perturbations cérébrales.
Ainsi, de la même manière qu'il serait absurde de vouloir
définir différemment les maladies coronariennes selon qu'elles soient dues à du
cholestérol, au tabagisme, à des facteurs génétiques, ou à une combinaison
complexe des trois, il est absurde de vouloir absolument limiter la définition
des troubles mentaux à des mécanismes pathologiques bien identifiés. Mais bien
entendu il est important de continuer les recherches pour déterminer ces
mécanismes, et dans les cas où la découverte de types de mécanismes différents permettrait
d'envisager des traitements différents au sein d'une même catégorie
diagnostique, il conviendra de réfléchir s'il est plus opportun de subdiviser
la catégorie, ou simplement de compléter le diagnostic par un test permettant
de déterminer le mécanisme pathologique et le traitement le plus adapté.
Les catégories diagnostiques du DSM biaisent-elles les recherches et
déterminent-elles ce qu'elles peuvent trouver?
Il est vrai que les recherches scientifiques doivent se
baser sur des hypothèses précises, le plus souvent du type "les patients
avec tel trouble ont telle particularité (démographique, environnementale, cognitive,
cérébrale, ou génétique), comparés à des sujets témoins". Ce qui suppose
de s'appuyer sur des catégories diagnostiques définies au préalable, et il
n'est donc pas étonnant que la plupart des recherches portent sur les
catégories définies dans les classifications internationales.
Mais il ne faudrait pas croire pour autant que cela a pour
effet de rendre ces catégories plus "réelles" et de les figer, bien
au contraire. Il ne suffit pas de formuler une hypothèse pour qu'elle soit
confortée par les données! Les cimetières de la Science sont remplis d'hypothèses
qui n'ont pas survécu à la confrontation aux données. Lorsqu'une catégorie
diagnostique s'avère trop hétérogène ou incohérente, on échoue à lui trouver
des bases cognitives, cérébrales et génétiques stables, qui résistent à
l'analyse statistique. Ce qui conduit les chercheurs à proposer de l'abandonner,
la redéfinir ou la subdiviser en catégories plus fiables et surtout plus en
accord avec les données recueillies. Ce qui importe, c'est de faire de la
recherche rigoureuse, basée sur des données objectives, reproductibles, et de
faire évoluer les théories et les classifications pour les faire coller de
mieux en mieux aux données. C'est le principal moteur de changement des
versions successives des classifications internationales.
De fait, il existe déjà de nombreuses données (cognitives,
cérébrales, génétiques) à l'appui d'une bonne partie des catégories du DSM-IV
et de la CIM-10. En même temps, elles questionnent souvent les catégories à
leurs frontières, et c'est tant mieux. Pour donner un exemple, les données
cérébrales et génétiques sur l'autisme montrent à la fois 1) que la catégorie
diagnostique "autisme" (à la Kanner) est bien ancrée dans une réalité
biologique, sinon on n'aurait pas les données convergentes que l'on a déjà,
mais 2) que cette réalité biologique est encore plus compatible avec une
catégorie plus large, que l'on appelle aujourd'hui "troubles du spectre
autistique". Le DSM-V doit en tenir compte.
Donc non, le DSM ne crée pas des choses qui n'existent pas. La
plupart des catégories existantes sont déjà bien assises empiriquement.
D'autres sont améliorables, certaines sont inadéquates, et elles devront donc
être révisées en fonction des données. Les classifications orientent parfois
les recherches dans des voies sans issue, mais cela ne peut durer qu'un temps;
tôt ou tard les données finissent par le révéler et suggérer les modifications
nécessaires. Par ailleurs, si un chercheur est en désaccord avec certaines
catégories actuelles, rien ne lui interdit d'en définir de meilleures, de
tester leur validité et de montrer éventuellement qu'elles produisent des
résultats plus cohérents.
Pour conclure, c'est bien parce que les classifications
internationales s'appuient sur les connaissances scientifiques et sont révisées
régulièrement en fonction de leur évolution, que chaque version successive est
meilleure que la précédente et qu'on a toute raison d'être optimiste pour les
suivantes. Les classifications des maladies suivent le même processus
auto-correcteur que la Science en général. Par ailleurs, les reproches qui sont
faits à la classification des troubles mentaux par le DSM-IV sont les mêmes que
ceux qui peuvent être faits à toutes les classifications de toutes les maladies,
et sont inhérents à la nécessité pratique de définir des seuils pour la
pathologie et des frontières entre catégories. Il serait déraisonnable d'avoir envers
les classifications des troubles mentaux des exigences différentes de celles
que l'on a pour les autres maladies. Il faut connaître les limites de ces
classifications, comprendre pourquoi elles existent, les utiliser à bon escient
et travailler à les améliorer.
Bibliographie
Foncin, J. F. (2008). Réflexions à
partir de l’importance de la notion de cause dans la classification des «
maladies ». In D. Prat, A. Raynal-Roques & A. Roguenant (Eds.), Peut-on
classer le vivant? Linné et la systématique aujourd’hui (pp. 99-105).
Paris: Belin.
Rutter, M. (2011). Research Review: Child psychiatric diagnosis and
classification: concepts, findings, challenges and potential. Journal of Child
Psychology and Psychiatry, 52(6), 647-660. doi: DOI 10.1111/j.1469-7610.2011.02367.x
Remerciements à Philippe Domenech pour
ses commentaires sur une précédente version.
Libellés : médecine, neurosciences, psychanalyse, psychiatrie, science