A quoi servent les revues "scientifiques" francophones?

Il s'agit d'une lettre que j'ai envoyée en février 2011 à l'éditeur d'une revue francophone, qui me demandait de rejoindre son comité éditorial. Je la retranscris ici (après l'avoir anonymisée) car mes arguments me semblent avoir une portée plus générale pour l'ensemble des revues francophones.Les arguments ci-dessous ont depuis été développés dans un exposé complet des caractéristiques et contraintes de la publication scientifique, auquel je renvoie le lecteur pour plus de détails.

Cher Monsieur,
Je dois avouer que je suis un peu partagé à l'idée de rejoindre le comité scientifique de XXXX, car je ne partage que partiellement les objectifs de la revue. Je vais tenter de vous expliquer mon point de vue.
Pour moi il est important d'avoir des revues en langue française qui diffusent sous une forme adéquate les principaux résultats de la recherche vers les professionnels francophones. Cette mission est importante et XXXX y répond assez bien. En revanche je ne crois pas qu'XXXX doive prétendre être une véritable revue scientifique.
En l'occurrence je considère que la notion même de revue scientifique en français est une aberration. On peut certes déplorer la perte d'influence du français dans la communication scientifique. Néanmoins, quoi qu'on puisse en penser, les faits sont là. Un chercheur qui a des résultats utiles à l'avancement de la science doit impérativement les publier en anglais. S'il ne les publie qu'en français, il ne seront portés à la connaissance que de 2% des scientifiques du monde, et par conséquent ils sont condamnés à rester dans les oubliettes de la science. La conclusion, malheureuse peut-être, est qu'il n'y a pas de revue scientifique digne de ce nom dans d'autres langues que l'anglais. Et j'ajoute que par conséquent il ne faut surtout pas inciter les chercheurs français à publier leurs travaux originaux dans des revues françaises (ce qui est souvent la solution de facilité pour eux), car c'est la garantie que leurs travaux n'auront aucun impact sur l'évolution des connaissances.
Vu sous cet angle, on peut reprocher à XXXX (comme à bien d'autres revues françaises), d'entretenir la confusion entre revues scientifiques et revues professionnelles ou revues de vulgarisation, à la fois dans l'esprit des auteurs et dans l'esprit des lecteurs. Il en résulte, du côté des auteurs, l'illusion que leurs travaux originaux sont publiés dans une revue scientifique et contribuent à la science, alors que ce n'est pas le cas, et du côté des lecteurs, l'illusion que certains travaux rapportés dans XXXX sont validés scientifiquement, alors qu'ils ont été soumis à une expertise d'une exigence bien moindre que celle des revues internationales. Pour vous donner un exemple récent, je suis atterré que M. YYYY ait pu, à l'occasion d'un numéro spécial sur ZZZZ, publier dans XXXX un article rapportant ses observations informelles et ses spéculations sur QQQQ, et qu'il s'en serve aujourd'hui pour inonder médias et ministères de ses résultats "validés scientifiquement".
Que devraient donc faire XXXX et les autres revues francophones? Selon moi:
Pour mener correctement à bien cette unique mission, il conviendrait d'expertiser les articles selon des standards différents de ceux en vigueur dans les revues scientifiques. Ici, l'exigence devrait être:
De ce point de vue, il resterait utile d'avoir un comité scientifique solide, mais dont la mission serait redéfinie: il s'agirait non pas de faire le type d'expertise habituel pour les revues scientifiques internationales, mais de s'assurer que le contenu de chaque article est conforme à ce que l'on peut trouver dans la littérature internationale, et ne contient rien d'original (et donc de non validé). Cette exigence peut sembler paradoxale, mais elle répond directement à la mission de transfert des connaissances: on ne peut transférer que ce qui existe par ailleurs.

Par conséquent, si XXXX tient à maintenir son statut ambigu entre revue scientifique et revue professionnelle, je ne tiens pas à contribuer à perpétuer cette situation, en donnant un vernis scientifique à une revue qui selon moi ne devrait pas le revendiquer. En revanche, si vous êtes sensible à mes arguments, et que vous souhaitez faire évoluer la revue dans la direction que j'indique, alors je suis tout prêt à vous y aider.

Bien cordialement,
Franck Ramus

Réponse de l'éditeur

(publiée ici avec son aimable autorisation)

Cher Collègue,
Merci pour ce commentaires qui a le mérite de la clarté et qui interroge avec franchise le rôle des publications scientifiques françaises. Je suis d'accord avec vous sur plusieurs points, mais pas tous...
Il est vrai que les publications scientifiques de haut niveau doivent l'être dans des revues indexées qui sont toutes en anglais. C'est la garantie d'être évalué de manière rigoureuse, d'être lu internationalement et de figurer dans les bases de données bibliométriques. C'est la recommandation que je donne à tous mes chercheurs. Toutefois, même entre les revues internationales, il existe une hiérarchie. Elle dépend de leur Impact factor, mais aussi de leur degré d'exigence (degré d'originalité, multiplicité des études présentées...). Certaines revues indexées en anglais ne sont pas d'un niveau scientifique plus élevé que des journaux français.
Je reste persuadé qu'il existe une place pour des publications scientifiques originales en français. Elle concerne principalement les études appliquées comme le développement et la validation d'outils de mesure, les interventions thérapeutiques... Souvent ces études portent sur des outils et des méthodes développés en français. Des articles de cette nature ne peuvent pas être publiés en anglais. Mais, en français, ces études doivent présenter toutes les garanties scientifiques nécessaires. Par ailleurs, la science n'est pas qu'expérimentale. Des études épidémiologiques françaises, des méta-analyses... sont aussi des travaux scientifiques qui peuvent trouver place dans des revues françaises. Bref, je défends l'existence de revues scientifiques françaises qui s'adressent aux chercheurs comme aux praticiens. Les articles qui y sont publiés ne visent pas une renommée internationale , ni un impact factor. Ils visent à communiquer de manière rigoureuse le fruit de recherches plus locales et plus appliquées. Je suis persuadé que nombre de ces articles ont un impact sur les pratiques non négligeable. Par contraste, un grand nombre d'articles publiés dans des revues internationales ont un impact factor = 0, comme vous le savez...

XXXX

Ma réponse

Cher collègue,
Je vous remercie pour votre réponse. Nous sommes d'accord sur bien des points, j'ajoute quelques commentaires supplémentaires ci-dessous.
Toutefois, même entre les revues internationales, il existe une
hiérarchie. Elle dépend de leur Impact factor, mais aussi de leur degré
d'exigence (degré d'originalité, multiplicité des études présentées...).
Certaines revues indexées en anglais ne sont pas d'un niveau
scientifique plus élevé que des journaux français.
Vous avez tout à fait raison. Ceci dit, ce qui me paraît essentiel dans les revues anglophones, plus que leur niveau scientifique présumé (parfois à tort) supérieur à celui des revues dans d'autres langues, c'est qu'elles sont lisibles par 100% des chercheurs du monde. Il m'arrive aussi de produire des travaux dont l'importance est clairement limitée, mais qui ont le mérite d'exister, et qui doivent être publiés, ne serait-ce que parce qu'un jour quelqu'un pourrait avoir l'idée de refaire une expérience similaire, ou pourrait vouloir faire une méta-analyse, et il serait dans ce cas important qu'il puisse prendre connaissance de mes données. Pour cela il suffit qu'elles soient publiées dans n'importe quelle revue anglophone correctement indexée, quel que soit son niveau d'exigence. Dans une revue non anglophone, je crains bien que mes données ne passent totalement inaperçues et donc ne contribuent pas du tout à la Science.
Je reste persuadé qu'il existe une place pour des publications
scientifiques originales en français. Elle concerne principalement les
études appliquées comme le développement et la validation d'outils de
mesure, les interventions thérapeutiques... Souvent ces études portent
sur des outils et des méthodes développés en français. Des articles de
cette nature ne peuvent pas être publiés en anglais.
Je suis aussi d'accord avec vous sur l'existence de cette "niche" pour des articles scientifiques en français d'intérêt local. Mais je pense que cette niche est en fait très restreinte. La littérature internationale a aussi besoin de savoir ce qui se passe dans d'autres langues que l'anglais (dans le domaine de la lecture et de la dyslexie, la prédominance des travaux portant sur l'anglais est une préoccupation majeure). Beaucoup de travaux portant sur des outils ou des interventions en français pourraient et devraient être publiés dans des revues internationales. De tous les articles de type scientifique et d'une certaine qualité publiés actuellement dans les revues francophones, il me semble que seuls une petite minorité sont d'intérêt suffisamment local pour ne pas devoir être publiés en anglais.
Pour tenir compte de vos remarques et de l'existence de cette niche, je suggèrerais alors d'avoir dans XXXX deux sections bien distinctes, la première de taille réduite pour les articles scientifiques de qualité mais d'intérêt local, la seconde, prédominante, pour les articles de transfert des connaissances vers les professionnels. Les deux sections devraient alors faire l'objet de définitions très claires, avec une explicitation des exigences (différentes) affichées pour l'expertise des deux types d'articles. Quant aux descriptions de cas purement cliniques, elles ne rentrent dans aucune des deux catégories et je ne suis pas sûr qu'il faille leur en ouvrir une dédiée.
Cordialement,
Franck Ramus

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