Peut-il y avoir une exception française en médecine?

Texte publié sur Lemonde.fr, 26/09/2012.


Imaginez que dans une spécialité médicale, n'importe laquelle, disons, par exemple, la diabétologie, les spécialistes français s'honorent d'avoir une classification des maladies franco-française. Une classification basée sur des idées sur les causes du diabète différentes de celles communément acceptées dans la recherche médicale internationale, et conduisant à définir les multiples formes de diabète différemment des critères préconisés dans la Classification Internationale des Maladies éditée par l'Organisation Mondiale de la Santé. Qu'en penseriez-vous? Aimeriez-vous être soigné(e) par ces diabétologues français?

Bien sûr, il peut y avoir des spécificités locales dans les manifestations d'une maladie. Il se pourrait qu'en France des facteurs environnementaux spécifiques modifient les susceptibilités au diabète ou certains de ses symptômes. Il se pourrait aussi que les diabétologues français soient particulièrement géniaux et fassent des découvertes qui révolutionnent la compréhension des causes et des conséquences du diabète. Dans un cas comme dans l'autre, il serait de la responsabilité de ces médecins et/ou chercheurs de publier leurs travaux dans les revues scientifiques et médicales internationales, et, si leurs données et leurs arguments s'avéraient corrects, ils seraient à même de convaincre leurs collègues du monde entier, et de faire ainsi évoluer les théories, les critères diagnostiques et les pratiques thérapeutiques au niveau international.

Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Je vous demande d'imaginer une situation où les diabétologues français, convaincus d'avoir raison contre tous les autres diabétologues du monde, mais peu soucieux de confronter leurs idées et de les soumettre à l'examen critique de leurs pairs, publieraient leurs travaux et leurs théories dans des revues et des ouvrages français publiés et lus uniquement par eux-mêmes, et éditeraient leur propre classification des maladies uniquement en français, pour usage en France. Ils se garderaient bien de chercher à publier leurs travaux et leurs idées dans des revues médicales internationales, et ainsi de participer à l'évolution globale des connaissances sur le diabète. Ils s'accrocheraient à l'idée qu'il peut y avoir une science française du diabète, isolée des connaissances du reste du monde, au mépris même de leur code de déontologie médicale. Leur diabétologie française aurait bien sûr des conséquences sur la manière dont le diabète est diagnostiqué, traité, et sur la manière dont les patients sont pris en charge en France. Des conséquences en l'occurrence dénoncées par un certain nombre d'associations de patients diabétiques. Vous trouvez ce scénario invraisemblable?

C'est pourtant exactement ce qui se passe au sein de la pédopsychiatrie française. La 5ème édition de la Classification française des troubles mentaux de l'enfant et de l'adolescent (CFTMEA) vient d'être publiée, à destination des psychiatres français souhaitant pratiquer une pédopsychiatrie française, avec des critères diagnostiques fondés sur une théorie psychanalytique des troubles mentaux tombée en désuétude dans le monde entier, sauf en France et dans quelques pays sous influence française. Cette classification débouche sur des modes de prise en charge et sur des pratiques thérapeutiques tout aussi franco-français, et qui, dans le cas de l'autisme par exemple, sont rejetés par la quasi-totalité des associations de patients, et ont fait l'objet de plusieurs condamnations, notamment par le Conseil de l'Europe en 2004, par le Comité Consultatif National d'Ethique en 2005, par un groupe de spécialistes internationaux de l'autisme en 2011, et sont exclues de la recommandation de bonne pratique de la Haute Autorité de Santé en 2012. Et pourtant, la CFTMEA continue à être largement utilisée par des pédopsychiatres français, les diagnostics inappropriés continuent à être formulés et les pratiques contestées perdurent. 

Certes, une part non négligeable des psychiatres français sont entrés sans réserve dans l'ère de la psychiatrie fondée sur des preuves. Mais les partisans de l'exception française leur mènent la vie dure, notamment au niveau des recrutements dans les postes hospitaliers et universitaires. La psychiatrie française n'a pas totalement accompli la révolution intellectuelle consistant à baser ses théories et ses pratiques sur les connaissances scientifiques établies au niveau international. Et alors qu'il est totalement consensuel qu'il ne peut y avoir d'exception française ni en science ni en médecine, l'idée absurde qu'il puisse y en avoir une en psychiatrie perdure. La publication de cette nouvelle édition de la CFTMEA n'en est qu'un des symptômes. Jusqu'à quand le ministère de la Santé, les facultés de médecine, les syndicats de médecins, les comités d'éthique et bien d'autres instances vont-ils rester complices de cette situation?

Franck Ramus
Directeur de recherches au CNRS
Membre fondateur du KOllectif du 7 janvier pour une psychiatrie et une psychologie fondées sur des preuves (http://kollectifdu7janvier.org/)

PS: pour éviter tout malentendu, je précise à nouveau que je ne crois pas que la CIM-10 et le DSM-IV soient des classifications parfaites exemptes de tout défaut (cf. mon article au sujet des classifications). C'est justement parce qu'elles sont imparfaites et qu'elles ont des défauts bien identifiés qu'on est en train de les réviser. Et c'est la vertu principale de ces classifications d'être révisées régulièrement, que cette révision se fasse à l'aune de toutes les données scientifiques disponibles, et à l'issue d'une consultation la plus large possible de tous les médecins et chercheurs compétents (cf. par exemple ma contribution sur la définition de la dyslexie). C'est autre chose qu'une classification franco-française révisée par douze pelés et trois tondus en fonction des avancées de leur clinique franco-française dont personne n'a entendu parler hors de nos frontières.

PPS: au cas où il subsisterait la moindre ambiguïté, je précise que je n'ai absolument rien à reprocher à la diabétologie française, et que j'ai choisi cette spécialité totalement au hasard, n'importe laquelle aurait fait l'affaire. Je me vois obligé d'ajouter cette précision car au moins 4 personnes m'ont fait la remarque que c'était tout de même ennuyeux pour les diabétologues...

Références

Amaral, D., Rogers, S. J., Baron-Cohen, S., Bourgeron, T., Caffo, E., Fombonne, E., . . . van der Gaag, R. J. (2011). Against le packing: a consensus statement. J Am Acad Child Adolesc Psychiatry, 50(2), 191-192. doi: 10.1016/j.jaac.2010.11.018 
Avis n°102 du CCNE « Sur la situation en France des personnes, enfants et adultes, atteintes d’autisme ».
Classification française des troubles mentaux de l'enfant etde l'adolescent - R2012. Correspondances et transcodage - CIM10 - 5e édition. Roger Misès (dir.). Presses de l'EHESP. 2012 / 15 x 23 / 128 p. / 978-2-8109-0082-4
Code de déontologie médicale figurant dans le Code de la Santé Publique sous les numéros R.4127-1 à R.4127-112. 
Décision du 4/11/2003 du Comité européen des droits sociaux, sur la réclamation N°13/2002 par Autisme-Europe contre la France.
Haute Autorité de Santé. (2012). Recommandation de bonnepratique. Autisme et autres troubles envahissants du développement:interventions éducatives et thérapeutiques coordonnées chez l’enfant etl’adolescent. Paris: Haute Autorité de Santé.
World Health Organization. (2008). International Statistical Classification of Diseases and  Related Health Problems - Tenth revision (2nd ed.). Geneva: World Health Organization.

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