Comprendre la publication scientifique

Article paru dans Science et pseudo-sciences, 308.

Cet article traite de deux sujets distincts mais intimement liés. D'une part les caractéristiques particulières de la publication scientifique, et les conséquences qu'il faut en tirer sur la manière d'apprécier l'activité d'un chercheur. D'autre part, l'expertise scientifique, et en particulier les critères selon lesquels les pouvoirs publics et les médias peuvent identifier les experts d'un sujet donné.  

Pour véritablement contribuer à la science[1], les textes relatant les idées et les résultats des chercheurs doivent impérativement répondre à des critères qui ne sont pas nécessairement bien connus du public, des journalistes (même scientifiques) et des décideurs. Cette méconnaissance a parfois des effets pervers que nous illustrerons dans le cas particulier de l'expertise. En premier lieu nous allons expliciter et justifier ces critères. Ils sont essentiellement au nombre de deux:
  1. Les textes doivent être publiés dans des revues scientifiques expertisées par les pairs.
  2. Ils doivent être publiés dans des revues internationales en anglais.

Les supports de publication

Premièrement, pourquoi la publication scientifique devrait-elle se distinguer des autres modes de publication, comme les livres et les magazines? Outre l'intérêt évident d'éditer des supports spécifiques pour des publics spécifiques, un petit tour dans une grande librairie permet de cerner immédiatement le problème du monde de l'édition généraliste: on y trouve tout et n'importe quoi, sans aucun critère de validité scientifique. Parcourons par exemple le rayon "santé", on y trouvera des livres de grande qualité fondés sur des données scientifiques irréprochables, tout comme des livres écrits par des charlatans sans aucune compétence, conseillant parfois des traitements inefficaces et dangereux pour la santé. Au rayon "psychologie", on trouvera essentiellement des livres de "développement personnel" promettant monts et merveilles, des livres de psychanalyse ayant réponse à tout, des livres-appâts pour des sectes, et très peu de livres fondés sur des données scientifiques sur la psychologie humaine. Si l'on regarde les journaux et magazines généralistes, on y trouve un fatras similaire. Le problème de l'édition généraliste, c'est que le seul critère de publication d'un texte, c'est qu’il puisse se vendre. Les critères de méthodologie, de validité scientifique n'entrent pas en ligne de compte. Ce type d'édition ne peut pas répondre aux exigences de la publication scientifique.

On voit bien que les critères de publication scientifique doivent être différents, et c'est pour cela qu'il existe un secteur de l'édition à part, pour les revues scientifiques expertisées par les pairs ("peer-reviewed"). Ces revues disposent d'un comité éditorial formé de chercheurs jugés comme étant des experts internationaux dans le domaine couvert par la revue. Le travail du comité éditorial est complété par celui d'experts recrutés de manière ponctuelle pour les besoins spécifiques de certains articles. En pratique, chaque chercheur ayant écrit un article exposant ses idées ou ses résultats peut le soumettre à la revue de son choix. Cet article est envoyé à plusieurs experts du sujet désignés par l'un des éditeurs[2]. Les questions qui sont posées aux experts sont multiples: 1) La question scientifique et les hypothèses qui sont faites sont-elles claires et bien posées? 2) La méthode utilisée est-elle appropriée pour répondre à la question posée? 3) Les analyses des données sont-elles appropriées? 4) Les conclusions tirées sont-elles conformes aux résultats obtenus? 5) L'article, sous sa forme actuelle, est-il suffisamment clair et détaillé pour permettre à d'autres chercheurs de reproduire ces travaux? 6) Dans les revues les plus prestigieuses, une question subsidiaire est celle de l'importance perçue du travail: les résultats représentent-ils une avancée de la connaissance suffisamment importante pour mériter publication dans cette revue? Ou s'agit-il d'une avancée plus mineure, incrémentale, de la connaissance, bonne à publier mais dans une revue à diffusion plus restreinte et spécialisée? Afin de répondre à ces questions, les experts vont éplucher l'article à fond, critiquer tout ce qui est critiquable, émettre des avis et des recommandations sur la méthodologie, sur l'analyse des données, y compris des suggestions d'améliorations, et renvoyer leur rapport d'expertise à l'éditeur, qui en fera la synthèse. La décision de l'éditeur envoyée à l'auteur spécifie si l'article peut être publié ou pas dans la revue, et si oui, sous quelles conditions (de révision de parties du texte, de refonte des analyses, voire parfois de collecte de données supplémentaires). Du point de vue de l'auteur, il est rare qu'un article soit accepté d'emblée par la première revue à laquelle il est soumis. Parfois, il est accepté sous réserve de révisions mineures. Très souvent, des révisions majeures sont demandées avant que l'article ne puisse être resoumis (et donc renvoyé aux experts), sans pour autant garantie de publication après révisions. Ce processus peut s'itérer 2, 3 fois ou plus... Bien souvent aussi, l'article est simplement rejeté par la revue et l'auteur est invité à le soumettre ailleurs.

Eh oui, c'est dur d'être chercheur, il ne suffit pas de faire la recherche, encore faut-il parvenir à la publier... Mais le résultat de ce long processus "d'expertise par les pairs", c'est que les articles finalement publiés dans les revues offrent un niveau de qualité scientifique minimal, niveau qui varie selon les standards de la discipline et les exigences propres à chaque revue. Comme chaque chercheur a pu en faire l'expérience, le seul processus d'expertise par les pairs et de révisions multiples qu'il entraine permet d'augmenter significativement la qualité des articles publiés. Bien entendu, il ne s'agit pas de suggérer que toutes les études publiées dans les revues scientifiques sont parfaites et que leurs résultats sont incontestables et définitifs. La notion même de résultat incontestable est incompatible avec la démarche scientifique. Il existe bien sûr toute une hiérarchie de revues scientifiques, certaines beaucoup moins exigeantes que d'autres et publiant des études de moindre qualité. Et même les revues les plus prestigieuses ne sont pas à l'abri de publier des études mal conçues ou mal conduites dont les résultats ne seront pas confirmés ultérieurement, de nombreux exemples en attestent. De fait, le modèle actuel d’expertise par les pairs n’est pas exempt de défauts et de nombreux débats animent la communauté scientifique sur l’opportunité et la manière de le faire évoluer. Néanmoins, le niveau de qualité et de rigueur des travaux publiés dans la plupart des revues scientifiques est sans commune mesure avec la bouillie disponible dans l'édition généraliste.

On pourrait toutefois signaler qu'il existe des maisons d'éditions spécialisées dans les livres scientifiques, publiant des monographies et/ou des ouvrages collectifs, qui appliquent peut-être des critères de sélection tout aussi rigoureux que les revues internationales. Je ne peux pas parler pour toutes celles que je ne connais pas, mais un rapide examen du catalogue de deux des éditeurs scientifiques les plus reconnus (Odile Jacob et CNRS éditions) montre que leurs critères de publication ne sont de toute évidence pas ceux des revues scientifiques. Ma propre expérience de publication de chapitres dans des livres scientifiques collectifs (en français ou en anglais) m'a révélé qu'aucun de mes chapitres ainsi soumis n'a subi un processus d'expertise par les pairs équivalent à celui d'une revue scientifique internationale, même très mineure. Chez les éditeurs français (Solal, PUF, Editions de l'Institut des Sciences de l'Homme, Odile Jacob), mes chapitres n'ont visiblement subi aucune expertise, et chez les éditeurs internationaux (Sage, MIT Press, Mouton de Gruyter, Psychology Press, Lawrence Erlbaum, Harvard University Press), lorsqu'il y a eu expertise, ses exigences ont été extrêmement légères. Néanmoins, rien n’interdit en principe que certaines collections de livres chez certains éditeurs appliquent une expertise par les pairs aussi sévère que les meilleures revues scientifiques. Si de telles collections existent, elles échappent à mes critiques, mais force est de constater qu’elles doivent être très minoritaires.

La première conclusion intermédiaire que l'on peut tirer, c'est que tout chercheur, et même toute personne qui prétend avoir des idées ou des résultats de portée générale, sans pour autant les avoir publiés dans des revues scientifiques expertisées par les pairs, doit inspirer une certaine méfiance. Car cela signifie que ces idées ou résultats n'ont probablement subi aucun contrôle de qualité, et n'ont pas été examinés de manière critique par d'autres spécialistes du domaine. Les idées publiées dans l'édition classique ont le même statut de simples opinions que celles émises par-dessus le comptoir. Nous y reviendrons après avoir discuté le second point, concernant la langue de publication.

La langue de publication

La science ne connaît pas de frontières. C'est un ensemble de connaissances à vocation universelle. Une discipline scientifique qui se développerait dans un seul pays, sans tenir compte des connaissances produites ailleurs, sans diffuser ses résultats à l'extérieur de ses frontières, et sans s'exposer au regard critique des autres, aurait de sérieux problèmes de validité, et aurait peu d'influence sur le cours global de la science. C'est pour cela que dans la recherche plus que dans tout autre secteur, le développement d'Internet a été mis à profit pour diffuser tous azimuts les publications scientifiques. La lenteur de l'édition papier et de l'acheminement postal n'est donc plus un frein à la communication scientifique.

Un autre frein potentiel est bien sûr la langue. Au 18ème et au 19ème siècles, les quelques centaines de scientifiques répartis dans une dizaine de pays publiaient dans leur langue maternelle, et devaient déployer des trésors d'érudition pour prendre connaissance des travaux des autres. Pour pallier cet inconvénient, plusieurs langues se sont successivement imposées comme des lingua franca: le latin, puis le français, puis l'allemand, et depuis la seconde guerre mondiale, l'anglais. Aujourd'hui, à l'ère ou le nombre de publications scientifiques sur un sujet donné se compte en centaines ou en milliers d'articles par an, et où les auteurs sont issus de 180 pays et ont encore plus de langues maternelles, l'idée même d'essayer de lire la science dans la langue maternelle des autres n'a plus la moindre plausibilité. L'utilisation d'une langue commune, déjà utile au 18ème siècle, est aujourd'hui devenue une nécessité vitale pour la recherche. On peut déplorer la perte d'influence du français, et la domination écrasante de l'anglais, et ce pour des raisons qui n'ont rien de scientifique (tout simplement: le poids économique des USA et leur investissement massif dans la recherche, qui a entraîné une prédominance quantitative de fait des travaux publiés en anglais). Mais aujourd'hui c'est un fait incontournable: la recherche a besoin d'une langue commune, l'anglais s'est imposé, et cette situation sera bien difficile à modifier.

Le simple réalisme impose donc à tous les chercheurs du monde, s'ils veulent faire connaître leurs travaux, de les publier en anglais. Publier ses travaux dans une autre langue que l'anglais, c'est les condamner à n'être connus que par la petite fraction des scientifiques du domaine qui sont capables de lire cette langue (environ 2% en ce qui concerne le français[3]), et à être ignorés par tous les autres. C'est donc les condamner à n'avoir probablement aucune influence sur le cours de la science. C'est aussi les priver du regard critique des meilleurs spécialistes internationaux du sujet, ce qui peut être rassurant pour certains chercheurs, mais qui est aussi une perte de chance pour la qualité de leurs travaux. En effet, les critiques des autres chercheurs sont essentielles pour identifier les failles dans ses propres résultats et arguments. Tout chercheur qui a publié dans les revues scientifiques internationales en anglais peut témoigner à quel point la qualité de chaque article soumis et de ses travaux ultérieurs a été améliorée par les critiques (parfois sévères) reçues de la part des experts mondiaux du domaine. Certes, certaines revues scientifiques francophones possèdent aussi des comités éditoriaux qui font de l'expertise par les pairs. Même si les chercheurs francophones expertisant les articles en français peuvent être aussi compétents que leurs collègues étrangers, l'échantillon au sein duquel on peut puiser des experts francophones est nécessairement beaucoup plus restreint, et ne peut pas avoir le même éventail de compétences qu'en puisant dans l'ensemble des experts au niveau mondial. Accessoirement, nombre de chercheurs français compétents ne voient pas l'intérêt d'expertiser des articles de recherche écrits en français, si le fruit de leur expertise ne doit bénéficier qu'à 2% des chercheurs du domaine; il est plus rationnel d'expertiser uniquement pour les revues internationales, sachant que les chercheurs reconnus dans leur domaine reçoivent déjà bien plus de sollicitations d'expertises de revues internationales qu'ils ne peuvent en assumer (c'était le sens de ma réponse à l'éditeur d'une revue française).

Bien entendu, il ne s'agit pas de dire qu'aucun résultat de la recherche ne doit être diffusé en français. Seuls les comptes-rendus originaux des recherches, ceux qui sont lus par les chercheurs, doivent être publiés en anglais. A côté de cela, de nombreuses autres personnes doivent être informées des dernières avancées scientifiques: les professionnels (médicaux, paramédicaux, de l'éducation, etc.), les politiques et les décideurs, et tous les citoyens. Ces personnes n'ont ni le temps, ni l'intérêt, ni la compétence nécessaires pour parcourir les travaux originaux, elles ont besoin de transfert des connaissances (ou vulgarisation scientifique), sous une forme différente, adaptée à leurs besoins et à leur niveau de connaissances. C'est l'objet des articles scientifiques dans les médias généralistes et spécialisés, et des livres dans de nombreuses collections. Tous ces textes scientifiques en français, publiés sur divers supports, sont donc parfaitement légitimes et nécessaires. Mais il ne faut pas les faire passer pour ce qu'ils ne sont pas: ce ne sont pas des comptes-rendus originaux des travaux scientifiques. Ce sont des textes qui traduisent, synthétisent, résument, et simplifient les comptes-rendus originaux pour les rendre accessibles à un plus large public demandeur d'informations scientifiques en français. Ces textes, eux aussi, devraient être évalués, et le sont insuffisamment. Mais ils devraient l'être selon des critères différents des vraies publications scientifiques: le critère devrait être de refléter fidèlement l'état des connaissances (ou les résultats d'une étude) publiées dans les revues scientifiques internationales.

Lorsque des revues et des maisons d'édition francophones prétendent qu'elles publient des travaux scientifiques originaux, elles rendent un mauvais service à la science, aux chercheurs et aux lecteurs. A la science, car ces travaux étant invisibles de la plupart des chercheurs du monde, ils ne contribuent de fait pas à l'avancement de la science, quand bien même ils auraient quelque chose d'important à apporter. Aux chercheurs, car même si pour eux la publication en français est une solution de facilité (à la fois d'un point de vue linguistique et du point de vue du niveau d’exigence), leurs travaux ne sont pas évalués, critiqués (et donc améliorés), diffusés et valorisés au niveau où ils devraient l'être. Et aux lecteurs, en leur faisant croire que les travaux ainsi publiés ont la même validité que des travaux publiés dans des revues scientifiques internationales.

A ce stade de la discussion, on ne peut éluder la question des différentes traditions de publication dans les différentes disciplines. Pour tout chercheur en physique, en biologie, ou en médecine, tout ce que j'ai écrit ci-dessus est d'une grande banalité et mérite à peine discussion. Aucun biologiste n'aurait l'idée de publier les résultats de sa dernière expérience dans une revue ou un livre en français. En revanche, les sciences humaines et sociales (SHS) sont beaucoup plus partagées sur le sujet. Ces disciplines entretiennent beaucoup de revues spécialisées en français, et valorisent énormément la publication de livres en français par les chercheurs[4]. Les pratiques de publication y sont très hétérogènes: certains chercheurs ne publient leurs travaux originaux que dans les revues internationales en anglais (notamment en psychologie et en économie), d'autres ne les publient qu'en français, et d'autres encore ont une stratégie de publication mixte. Et pourtant, si l'on y réfléchit bien, les arguments exposés ci-dessus s'appliquent tout autant aux SHS qu'aux autres disciplines. Si l'on considère la question de la langue de publication, peut-on décemment soutenir que les travaux français en sociologie n'intéressent que les sociologues francophones? L'histoire de France ne concerne-t-elle que les historiens francophones? Et l'économie française les économistes francophones (sans compter que les chercheurs français en SHS ne se restreignent évidemment pas à des recherches portant sur la France)? Les dernières théories des chercheurs français en sciences de l'éducation ne gagneraient-elles pas à être évaluées par des experts internationaux en sciences de l'éducation, et à être confrontées aux théories et aux données produites dans d'autres pays? Et les pratiques thérapeutiques proposées par les psychanalystes français pour l'autisme ne mériteraient-elles pas d'être évaluées et publiées dans des revues médicales internationales? Comment tous ces chercheurs français peuvent-ils assurer la validité de leurs travaux s'ils ne les ont soumis qu'au regard de 2% des spécialistes de leur sujet (et ceux qui leur sont le plus proche)?[5] 

Plus généralement, on peut se poser des questions sur le statut de ce que font des communautés entières de chercheurs français qui ne publient qu'en français et n'évaluent et ne diffusent leurs travaux qu'entre eux, sans jamais les exposer au regard des experts du reste du monde (par exemple, en sciences de l'éducation ou en psychanalyse). Quelle est la validité de ces travaux? En quoi contribuent-ils à l'avancement global des connaissances? Bien sûr, outre la production de connaissances générales, les SHS ont aussi une vocation importante à guider la société et les décideurs dans de nombreux choix de société, et les textes qui visent à guider ces choix sont nécessairement écrits en français. Mais ces textes ne peuvent être les travaux originaux de recherche eux-mêmes. Ce ne peuvent être que des synthèses en français de connaissances validées et publiées par ailleurs dans des revues scientifiques internationales, ou bien des hypothèses et des opinions éclairées par de telles connaissances. Sinon, quelle validité scientifique peuvent-ils revendiquer? Il se peut aussi que dans certains cas des travaux de recherche portent sur des problématiques très spécifiques au contexte français: par exemple, des problèmes organisationnels spécifiques à l'Education Nationale. Admettons donc que certains travaux en sciences de l'éducation (par exemple) soient de portée suffisamment locale (et ne nécessitent pas d'expertise internationale) pour qu'il ne soit pas indispensable de les publier en anglais. Tant pis pour les Ougandais qui pourraient en apprendre quelque chose pour l'organisation de leur système éducatif, on admettra aussi que ce n'est pas le rôle premier des sciences de l'éducation françaises d'aider l'Ouganda. Néanmoins, toutes les questions en sciences de l'éducation ne sont pas de portée purement locale. Si par exemple les chercheurs français ont des idées novatrices sur les pratiques pédagogiques favorisant l'apprentissage de la lecture ou du calcul, nul doute que cela devrait intéresser d'autres pays (quand bien même ils enseignent dans une autre langue que le français). Nul doute aussi qu'il existe déjà de nombreux travaux de recherche sur ces sujets dans de nombreux pays, et que les idées de nos chercheurs français en sciences de l'éducation ne pourraient que gagner à s'y confronter, et à être évaluées par les spécialistes internationaux du sujet. Pourquoi ne publient-ils donc pas dans les revues internationales en sciences de l'éducation?[6] Plus généralement, pour tout chercheur et a fortiori pour toute communauté de chercheurs dont l'essentiel de la production scientifique est en français, il est légitime de se demander pourquoi. Leurs travaux ne sont-ils pas susceptibles d'intéresser les 98% de chercheurs du monde qui travaillent dans la même discipline, sur le même sujet, et d'intégrer le corpus international de la connaissance? Il me semble que cette question se pose avec la même acuité dans les sciences humaines et sociales qu'en physique ou en biologie.[7]

Conséquences pour l'expertise scientifique

Ainsi, les critères de la publication scientifique sont nécessairement très différents de ceux de l'édition classique, et la manière d'apprécier les publications d'un chercheur est nécessairement très différente de celle d'apprécier l'œuvre d'un écrivain. Mais qui en est conscient, à part les chercheurs eux-mêmes (en tous cas ceux qui publient dans les revues internationales)? Malheureusement, pas grand-monde. En particulier, pas les principaux intéressés, qui sont régulièrement amenés à solliciter l'avis de chercheurs experts de tel ou tel domaine: les journalistes et les politiques. Il suffit d'ouvrir n'importe quel magazine (spécialisé ou généraliste) pour s'en rendre compte, et ce particulièrement dans les disciplines qui valorisent encore excessivement la publication francophone. Par exemple, sur un sujet de psychologie, qui est interrogé? Dans 90% des cas, un psychanalyste qui a publié des livres en français, mais qui n'a jamais publié le moindre article scientifique en anglais (et qui bien souvent n'a même aucune activité de recherche au-delà de l'observation informelle de ses patients). Sur un sujet d'économie, les débats sont souvent accaparés, soit par des économistes auto-proclamés (entrepreneurs et écrivains comme Alain Minc, ou journalistes économiques), soit par des universitaires qui n'ont pas toujours une production scientifique internationale à la hauteur de leur notoriété franco-française (cf. mon article sur l'IFRAP). Cette tendance est renforcée par l'alliance entre le monde de l'édition et celui du journalisme, et la frontière ténue qui sépare le journalisme (y compris scientifique) et l'industrie du divertissement. Ainsi, les articles de magazine, les émissions de radio et de télévision portant sur des sujets scientifiques sont au moins autant guidés par les sorties de livres à promouvoir que par les résultats scientifiques nouveaux. Il n'est donc pas étonnant que les auteurs de ces livres soient rappelés en priorité par les journalistes lorsqu'une expertise sur un sujet scientifique est demandée. Quant aux pouvoirs publics, il y a fort à parier qu'ils se contentent de suivre les médias, piochant les noms de leurs experts dans les journaux (et parmi les représentants de divers lobbies) plus souvent que dans les bases de données bibliographiques scientifiques. L'ignorance généralisée des caractéristiques particulières de la publication scientifique, et la confusion qui en résulte entre édition classique et publication scientifique, concourent donc à déformer considérablement la perception de la compétence scientifique et l'usage de l'expertise scientifique par les médias, les décideurs et le grand public.

Sur la question particulière de l'expertise, on pourrait objecter qu'il n'est pas nécessaire d'être un chercheur publiant dans les revues scientifiques internationales pour avoir un avis éclairé sur un sujet scientifique. C'est parfaitement vrai. Les chercheurs n'ont pas d'exclusivité sur la connaissance. Certains enseignants, médecins, ingénieurs, ou citoyens ayant une formation scientifique et tenant à jour leurs connaissances dans un domaine sont parfois tout à fait compétents sur certains sujets scientifiques. Mais comment les identifier? Parmi tous les gens qui prétendent tout savoir et avoir tout compris, et qui ont parfois écrit un livre pour partager leurs révélations, comment distinguer ceux qui ont de véritables connaissances à jour sur un sujet donné, de ceux qui croient savoir tout en étant ignorants, sans parler des manipulateurs et des charlatans? A moins de posséder soi-même plus de connaissances qu'eux sur le sujet, la tâche s'avèrera bien difficile. L'intérêt de s'adresser à des chercheurs, c'est que ceux-ci se situent par définition aux frontières de la connaissance: pour produire des connaissances nouvelles, il leur est déjà nécessaire de dominer les connaissances actuelles. Encore faut-il prendre soin d'interroger les chercheurs dans leur domaine d'expertise (en dehors, leur avis risque d'être aussi incompétent que celui de tout autre citoyen), et s'assurer que les chercheurs que l'on interroge produisent effectivement des connaissances nouvelles nécessitant de se situer à la frontière de la connaissance. Pour le savoir, un seul critère possible: les articles dans les revues scientifiques internationales. On peut pour cela consulter les bases de données bibliographiques scientifiques (Web of Science, Scopus, qui nécessitent des abonnements payants, mais aussi Google Scholar  et Pubmed pour les sciences de la vie qui sont en libre accès), de même que les sites institutionnels hébergeant les pages web des chercheurs, sur lesquelles figurent normalement leurs publications. Les services de presse des universités et des organismes de recherche sont en principe également en mesure d'orienter vers des chercheurs compétents sur un sujet donné (mais ils gagneraient sans doute eux aussi à se fier plus aux publications scientifiques qu'aux livres et aux interventions dans les médias pour identifier les experts). Entendons-nous bien: aucun critère simple n'offrira jamais une garantie à 100% de la compétence d'une personne sur un sujet donné. Simplement, solliciter des chercheurs publiant régulièrement sur le sujet concerné dans des revues scientifiques internationales est la manière la plus fiable de minimiser les risques de recueillir un avis ignorant et non pertinent. S'il est vrai que certains journalistes scientifiques et certaines institutions (comme le service des expertises collectives de l'Inserm, ou la Haute Autorité de Santé) connaissent bien la spécificité de la publication scientifique et sont capables d'identifier correctement les experts d'un sujet, on peut regretter qu'ils soient très minoritaires, et que les livres en français et les apparitions médiatiques comptent bien plus dans l'esprit de la plupart des gens. Cette situation a nécessairement un impact sur la qualité de l'information et de l'expertise scientifiques disponibles en France.

En résumé:

Franck Ramus
Laboratoire de Sciences Cognitives et Psycholinguistique, Ecole Normale Supérieure, CNRS, EHESS.


[1] Dans cet article, j’entends le mot science dans l’acception la plus large possible, c’est-à-dire à la fois l’ensemble des connaissances objectives que nous pouvons avoir sur le monde, l’ensemble des disciplines qui visent à acquérir de telles connaissances (dont les sciences humaines et sociales au sens large, y compris par exemple l’histoire et la philosophie), et la démarche scientifique qui est utilisée pour acquérir de telles connaissances (et qui consiste à formuler des hypothèses, et à les tester en confrontant leurs prédictions avec des données factuelles). A contrario cela exclut les approches purement narratives ou artistiques qui ne s’imposent pas de critère d’adéquation objective avec le monde.

[2] Dans le monde de l'édition scientifique, les éditeurs désignent en fait les directeurs de la publication (responsables du contenu scientifique), et non la maison d'édition qui s'occupe de l'impression et de la distribution.

[3] Ce chiffre de 2% est simplement une estimation du nombre de locuteurs du français dans le monde. Même en prenant les chiffres délibérément exagérés du Haut Conseil de la Francophonie, on atteint à peine 300 millions de personnes ayant une maîtrise minimale du français, soit moins de 5% de la population mondiale (http://fr.wikipedia.org/wiki/Distribution_des_francophones_dans_le_monde#Statistiques). D'autres estimations sont plus conservatrices (http://verite-nombre-de-francophones-dans-le-monde.skynetblogs.be/).
Bien évidemment, 5% convient aussi bien que 2% à mon propos.

[4] Un rapport récent sur le sujet souligne la profusion et l’émiettement considérable de l’édition française en SHS, ce qui ne favorise évidemment pas la qualité et la diffusion nationale et internationale. Pour citer quelques chiffres, il existe en France 2010 revues en SHS (soit 1,34 par laboratoire de SHS !), comptant chacune un nombre médian de 300 abonnés payants. Les livres français en SHS publiés par des éditeurs privés sont quant à eux vendus à un nombre médian de 450 exemplaires. Ceux publiés par des presses universitaires sont tirés à 440 exemplaires en moyenne. Source : Groupement Français de l'Industrie de l'Information. (2009). L'édition scientifique française en sciences sociales et humaines - Rapport de synthèse. Paris: GFII. http://www.gfii.fr/fr/document/l-edition-scientifique-francaise-en-sciences-sociales-et-humaines.

[5] L’un des arguments souvent avancés pour défendre la publication en français est que l’anglais n’étant pas la langue maternelle des chercheurs français, l’utilisation obligatoire de l’anglais 1) leur rend plus difficile l’expression de toute la subtilité de leur pensée et de leur argumentation scientifique (et ce peut-être plus en SHS que dans des disciplines reposant plus sur des langages formels), conduisant de facto à un appauvrissement de leurs textes ; 2) les désavantage injustement dans la compétition scientifique internationale (pour l’espace dans les revues prestigieuses, pour les financements) par rapport aux anglophones natifs. Ces points sont bien sûr corrects, mais les énoncer ne suffit pas à justifier de ne publier que pour 2% des chercheurs du domaine. Encore faut-il trouver une solution pour diffuser les publications à 100% d’entre eux. A moins d’inverser l’ordre géopolitique des choses, les solutions semblent plus être de l’ordre de l’amélioration des compétences en langue anglaise, et peut-être de l’utilisation de services de traduction, que de celui de la publication en français. Concernant le premier point, je me demande aussi à quel point la difficulté éprouvée par des chercheurs de certaines disciplines pour s’exprimer en anglais ne proviendrait pas d’une confusion entre œuvre littéraire et texte scientifique (qui expliquerait aussi la préférence manifestée pour la publication de livres plutôt que d’articles). Les œuvres littéraires sont, certes, difficiles à traduire, mais ce n’est pas le rôle des chercheurs d’en produire. Les textes scientifiques, eux, s’accommodent mieux d’un langage technique, précis, concis, voire standardisé (même en SHS), qui est beaucoup plus aisé à traduire (et même à penser directement en anglais). Il me semble que les figures de style auraient plutôt tendance à nuire à la clarté des textes scientifiques. Peut-être certains chercheurs devraient se concentrer sur le contenu strictement scientifique de leurs textes et abandonner toute ambition d’en faire également des œuvres littéraires. Ils auraient alors plus de chances de trouver que l’anglais est une langue tout à fait adéquate pour cet objectif.

[6] Une anecdote à l’appui de mon appréciation des sciences de l’éducation françaises. Lorsqu’en 2005, Gilles de Robien, alors ministre de l’éducation nationale, décida de réformer l’enseignement de la lecture et d’imposer la méthode syllabique, certaines associations de parents (qui avaient inspiré le ministre) applaudirent, alors que les syndicats d’enseignants, appuyés unanimement par les chercheurs français en sciences de l’éducation, s’y opposèrent frontalement. Curieusement, aucun des deux camps ne se référait initialement à la moindre étude scientifique sur le sujet. Pourtant, les revues scientifiques internationales regorgeaient d’études expérimentales rigoureuses comparant les mérites respectifs des différentes méthodes. Le Sénat américain, en 1997, s’était posé exactement la même question, d’une manière plus rationnelle que le ministre français (c’est-à-dire sans préjuger de la réponse et en s’en remettant aux données objectives), et avait formé le National Reading Panel (NRP) afin de faire la synthèse de toutes les études scientifiques sur le sujet, et ainsi de guider au mieux la politique fédérale sur l’apprentissage de la lecture. Le NRP remplit parfaitement sa mission, faisant une méta-analyse de plusieurs dizaines d’études, et concluant en 2000 à la supériorité de certaines méthodes (dites phoniques) sur d’autres (non phoniques), tout en précisant que les données disponibles ne permettaient pas de départager différents types de méthodes phoniques (synthétiques vs. analytiques). De manière intéressante, cette conclusion n’était compatible ni avec l’idée de Gilles de Robien qu’il faille imposer une unique méthode (syllabique, alias phonique synthétique), ni avec l’idée des chercheurs en sciences de l’éducation selon laquelle il n’y avait aucun problème, et il était préférable de laisser les enseignants travailler sans faire plus de recommandation (laissant la porte ouverte aux méthodes non phoniques utilisées par certains enseignants, et compatibles avec les programmes alors en vigueur). C’est dans ce contexte étonnant qu’avec quelques collègues, je suis rentré de plain-pied dans le débat en rappelant les conclusions du National Reading Panel (Ramus et al. 2006 ; les personnes intéressées pourront lire d’autres éléments du débat sur le site Education et devenir et sur ma page). Ce qui m’a le plus frappé lors du débat qui a suivi, c’est que les chercheurs français en sciences de l’éducation (enseignants-chercheurs dans les IUFM, dans les départements de sciences de l’éducation des universités, ou à l’Institut national de recherche pédagogique, devenu l’Institut Français de l’Education) réputés experts de l’apprentissage de la lecture ne semblaient pas connaitre pas les études internationales sur le sujet. Lorsque j’ai sorti le rapport du NRP, ils semblaient découvrir la Lune! A part quelques-uns (notamment Roland Goigoux qui avait fait une étude similaire, la seule qui ait jamais été conduite en France), l’idée même que l’on puisse tester expérimentalement l’efficacité de différentes méthodes, et que l’on puisse argumenter dans le domaine de l’éducation sur la base de données factuelles, plutôt qu’en confrontant des opinions, leur était étrangère (et plutôt antipathique). Ils m’ont donné l’image d’une communauté d’enseignants-chercheurs travaillant en totale autarcie, ne publiant leurs travaux qu’en français sans jamais les confronter à des regards extérieurs, et ne prenant même pas connaissance des recherches publiées dans les revues scientifiques internationales de leur domaine. Autant que je puisse en juger, la situation ne semble pas avoir beaucoup évolué depuis (à quelques exceptions près, par exemple le Laboratoire des Sciences de l'Education de Grenoble). Je précise que mes observations ne valent que pour le domaine relatif à l’apprentissage de la lecture, n’ayant pas été personnellement confronté à d’autres secteurs des sciences de l’éducation françaises.

[7] Autre anecdote, venant cette fois d'une collègue étrangère, spécialiste mondiale des troubles du langage (reproduite avec sa permission): "Some years ago I was sent a book by Danon-Boileau, L. (2007). The Silent Child: Exploring the World of Children Who Do Not Speak. [traduction de L'enfant qui ne disait rien, publié chez Calmann-Lévy, puis 2ème édition chez Odile Jacob]. My jaw dropped ever lower as I read it: the author described how children with language impairment and dyslexia were given psychoanalysis. He showed no knowledge of neuroscience, genetics, or anything else. Lots of stuff about parental conflicts, etc. I was amazed to hear that the author was a major figure in language impairment in France, as I'd never heard of him."

Cet exemple illustre 1) à quel point les livres (même publiés chez Odile Jacob et traduits en anglais) peuvent contenir n'importe quoi sans aucun critère de compatibilité minimale avec les connaissances scientifiques actuelles; 2) que les soi-disant "experts" et "éminents spécialistes" ainsi désignés sur la base des livres qu'ils ont publié en français, peuvent être d'obscurs inconnus dans leur discipline au niveau international. Dans un autre article, j'ai fait une analyse similaire de la soi-disant "expertise" de Bernard Golse (lui aussi auteur chez Odile Jacob) dans le domaine de l'autisme. Bien évidemment, le fait que ces auteurs soient d’obscurs inconnus au niveau international ne dit rien directement sur la qualité de leurs idées et de leurs travaux, qui pourraient malgré tout être géniaux. Mais si leurs idées sont si brillantes et leurs résultats si probants, pourquoi les soustraire à toute évaluation internationale, et brider délibérément leur diffusion et la probabilité d’avoir un impact sur l’évolution des connaissances et des pratiques ?

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