Quand les bases biologiques de l'homosexualité viennent en renfort de la lutte contre l'homophobie

En France, si vous avez le malheur de défendre l'idée que l'orientation sexuelle est en grande partie déterminée par des facteurs biologiques précoces, au mieux on vous rit au nez, au pire on vous traite de nazi et d'homophobe. Selon la formule consacrée au sein du petit monde intellectuel français, une telle hypothèse rappellerait "les heures sombres de notre histoire".

Dans un article publié il y a un an dans Science et pseudosciences, j'avais défendu cette hypothèse, données à l'appui (comme toujours!). J'avais plus généralement défendu l'idée que les attitudes vis-à-vis de l'homosexualité n'avaient pas de lien direct avec les connaissances scientifiques sur les origines de l'homosexualité. C'est toujours à tort que l'on utilise des résultats scientifiques (réels ou supposés) à l'appui d'une idéologie. Les bases biologiques de l'homosexualité ne nuisent pas plus aux personnes homosexuelles que l'hypothèse inverse, selon laquelle l'orientation sexuelle serait uniquement le fruit d'apprentissages, d'influences sociales et de choix individuels. Des évènements récents viennent d'en apporter une démonstration éclatante.

En février 2014, le président de l'Ouganda, Yoweri Museveni, a promulgué une loi durcissant la répression contre l'homosexualité. Une décision malheureusement bien peu originale sur le continent africain (cf. la carte du journal le Monde). Plus remarquables, en revanche, furent les justifications avancées. En effet le président ougandais a revendiqué la science à l'appui des ses positions: un comité d'experts scientifiques lui aurait indiqué que l'homosexualité était "comportementale, pas génétique". En filigrane, le raisonnement est le suivant: si l'homosexualité était génétique, elle serait d'une certaine manière "naturelle", on n'y pourrait rien, et elle ne relèverait pas de choix individuels. Il serait dans ce cas tout aussi absurde de la condamner qu'il serait absurde de condamner les individus porteurs d'une trisomie 21 pour "déviance". En revanche, si l'homosexualité est un choix individuel d'un style de vie, alors elle n'est pas "naturelle" (voire elle peut considérée comme "contre-nature"), on peut considérer qu'il s'agit d'un "mauvais" choix, et que leurs auteurs en sont juridiquement responsables, donc condamnables. Le président ougandais a donc illustré de manière exemplaire à la fois l'instrumentalisation de la connaissance scientifique (ou supposée telle) à l'appui d'une opinion préconçue, et le fait qu'une conception environnementaliste de l'homosexualité peut, aussi facilement que n'importe quelle autre, être instrumentalisée pour justifier l'oppression des personnes homosexuelles.

Aujourd'hui, qui sont les meilleurs défenseurs des droits des personnes homosexuelles en Afrique? Ce sont les chercheurs qui ont rédigé un rapport pour l'académie des sciences d'Afrique du Sud, rendu public hier (le 10 juin 2015) et mis en avant aujourd'hui par la revue Nature dans son éditorial et dans un article dédié. Ce rapport, intitulé "Diversité dans la sexualité humaine: implications politiques pour l'Afrique", a pour but clairement affiché de faire le point sur ce que dit vraiment la science, n'en déplaise à Yoweri Museveni et à tous ceux qui voudraient l'instrumentaliser. Il fait une synthèse remarquablement fidèle de toutes les études scientifiques relatives au sexe, au genre, à l'identité sexuelle, et à l'orientation sexuelle. Après le bourbier du débat sur la "théorie du genre" en France, on ne pourrait que souhaiter que ce rapport soit intégralement traduit en français et que sa lecture soit rendue obligatoire... En attendant, je me contenterai de traduire ici les questions abordées et les principales conclusions du rapport, et d'en reproduire une figure.
"Du fait notamment que ceux qui ont plaidé pour une criminalisation de la diversité sexuelle ont explicitement revendiqué la science, ce rapport examine dans quelle mesure la science soutient les arguments avancés par les promoteurs de ces lois. En se basant sur les données scientifiques récentes, et, autant que possible, sur des revues systématiques des études scientifiques, le rapport vise à fournir un panorama à jour de l'état des connaissances biologiques, socio-psychologiques, et de santé publique, et à évaluer dans quelle mesure elles soutiennent, ou contredisent, les arguments-clés avancés en favaeur des nouvelles lois. Ce rapport considère les questions suivantes:
  1. Quelles sont les données relatives à la contribution de facteurs biologiques à la diversité sexuelle et de genre? Dans quelle mesure la grande diversité des sexualités humaines est-elle expliquée par des facteurs biologiques?
  2. Est-ce que des facteurs environnementaux tels que l'éducation et la socialisation expliquent la diversité de la sexualité humaine?
  3. Existe-t-il des données suggérant que l'orientation homosexuelle serait "acquise" par contact avec les autres, autrement dit, par "contagion sociale"?
  4. Quelles données existe-t-il à l'appui de l'idée qu'une quelconque forme de thérapie ou de "traitement" pourrait modifier l'orientation sexuelle?
  5. Quelles données existe-t-il à l'appui de l'idée que l'orientation homosexuelle constitue une menace pour des individus, des communautés, ou des populations vulnérables telles que les enfants?
  6. Quelles sont les conséquences, en termes de santé publique, de criminaliser les orientations homosexuelles et de tenter de réguler les comportements et les relations liés à certaines formes de sexualités?
  7. Quelles sont les questions scientifiques actuellement sans réponse les plus critiques, concernant la diversité des sexualités humaines et des orientations sexuelles en Afrique?"
La diversité sexuelle en images (traduite et un peu explicitée).
Identité de genre: comment vous, dans votre tête, vous vous concevez (typiquement femme, typiquement homme, ou quelque part entre les deux).
Expression du genre: comment vous manifestez votre genre (basé sur les rôles de genre traditionnels) à travers la manière dont vous agissez, vous vous habillez, vous vous comportez, et vous interagissez (de extrêmement féminin à extrêmement masculin).
Sexe biologique: fait référence à des organes, hormones et chromosomes objectivement mesurables. Femelles: vagin, ovaires, chromosomes XX. Mâles: pénis, testicules, chromosomes XY. Le sexe biologique n'est donc pas un concept unidimensionnel, puisqu'il comporte au moins ces trois dimensions, qui sont partiellement indépendantes. Il existe en effet des cas où les trois dimensions ne concordent pas. De plus chacune de ces trois dimensions est un continuum, il existe des cas d'organes sexuels intermédiaires, de même que d'autres combinaisons de chromosomes sexuels. Toutes ces situations peuvent conduire à ce qu'on appelle les conditions intersexuées.
Orientation sexuelle: vers quel sexe/genre vous êtes attiré physiquement et émotionnellement (de "exclusivement le sexe opposé" à "exclusivement le même sexe").


 
"Le rapport conclut qu'il y a des influences biologiques substantielles sur la diversité des sexualités humaines et en particulier des orientations sexuelles. Des études ont trouvé des liaisons significatives entre orientation sexuelle masculine et certaines régions du chromosome X. Cette région particulière du chromosome X est également associée à d'autres éléments du développement sexuel. Ces découvertes, publiées initialement en 1993 et confirmées en 2014, associent directement un caractère particulier (l'orientation homosexuelle) au matériel génétique, pour au moins une partie des hommes homosexuels.
Bien qu'elle soit moins étudiée, il y a aussi des données considérables en faveur d'une composante biologique à l'orientation homosexuelle chez les femmes.
Les autres conclusions du rapport sont:
Un dernier point intéressant soulevé par le rapport est que, contrairement aux suggestions selon lesquelles l'homosexualité serait un produit importé de la culture occidentale, les données anthropologiques montrent que différents types de relations et d'actes homosexuels étaient très largement tolérés par les sociétés africaines avant la colonisation, et que ce sont en fait les missionnaires qui ont diabolisé l'homosexualité...
Ainsi, quoi qu'en disent les détracteurs des hypothèses biologiques, un examen exhaustif des données scientifiques disponibles suggère que des facteurs biologiques précoces jouent un rôle important dans la détermination de l'orientation sexuelle chez l'humain. Les données décrites dans le rapport sont les mêmes que celles que je décrivais dans mon article, en plus à jour, plus complet et plus détaillé, bien évidemment. De plus, ce rapport illustre exactement ce que je disais: contrairement aux épouvantails qui sont constamment agités, mettre en évidence des facteurs biologiques n'a pas pour conséquence inévitable d'inciter à l'oppression des homosexuels ou de vouloir éradiquer l'homosexualité par sélection génétique. Au contraire, ces connaissances peuvent tout aussi bien être utilisées avec profit par les personnes qui souhaitent lutter contre l'homophobie. De nombreux groupes de défense des droits des personnes homosexuelles l'ont d'ailleurs bien compris depuis longtemps (cf. par exemple LGBT science).

Pour être bien clair, les connaissances scientifiques que l'on a sur les causes de l'homosexualité (quelles qu'elles soient) n'ont pas non plus pour effet de rendre l'homosexualité plus désirable ou populaire. Elles n'ont simplement pas d'implications du tout sur les jugements (positifs ou négatifs) que l'on peut porter sur l'homosexualité. Elles apportent un regard neutre sur des causes et des mécanismes, mais ne sont porteuses d'aucun jugement de valeur. Le rapport de l'académie des sciences d'Afrique du Sud permet avant tout de démonter un argumentaire faussement basé sur la science. Mais il ne dicte pas une politique en faveur des personnes homosexuelles. L'argumentaire pour la dépénalisation de l'homosexualité dans les pays africains repose avant tout sur l'affirmation de valeurs, telles que le respect dû à tous les êtres humains, la liberté et l'autonomie, l'amélioration de la santé publique, qui ne sont pas contenues dans la connaissance scientifique.

Au-delà de sa qualité intrinsèque, ce rapport est exemplaire dans le sens où il illustre le bon fonctionnement de l'expertise scientifique au service de la société. Premièrement, il est essentiel de bien distinguer les questions politiques (ce qu'il faut faire) des questions scientifiques (ce qui est). Lorsqu'on a des raisons de penser que des décisions politiques ou des problèmes de société (par exemple: "faut-il criminaliser l'homosexualité?", "comment réduire les discriminations sexistes?", ou "peut-on confier des enfants à des couples homosexuels?") dépendent de la réponse à une question scientifique ("quelles sont les différentes formes de sexualité observées chez les humains?", "par quels facteurs sont-elles déterminées?", "comment les enfants élevés par des couples homosexuels se portent-ils par comparaison aux autres enfants?"), il faut, avant de préjuger de la réponse et de prendre des décisions, 1) rassembler un comité de chercheurs qui ont une compétence scientifique sur le sujet établie au niveau international (comment fait-on pour les identifier?); 2) leur faire faire une revue systématique et complète des travaux scientifiques internationaux sur le sujet; 3) leur demander d'en écrire une synthèse; 4) si l'on souhaite obtenir d'eux des recommandations politiques basées sur leur synthèse, ils doivent émettre ces recommandations à part, car elles ont un statut différent et ne doivent pas entacher la neutralité de la synthèse. Souvent, il existe déjà de telles synthèses de très bonne qualité effectuées dans d'autres pays, et il suffit de les reprendre et de les mettre à jour si nécessaire. Encore faut-il avoir l'idée que d'autres pays sont confrontés aux mêmes problèmes que nous et ont pu se poser les mêmes questions.

Dans le cas présent, l'académie des sciences sud-africaine s'est en fait auto-saisie. Mais elle n'aurait pas eu à le faire si le président ougandais et les autres dirigeants africains avaient suivi cette démarche. Cette démarche d'utilisation de l'expertise scientifique dans le domaine politique existe en France, mais fonctionne de manière inégale. Il existe en France des institutions dont c'est la spécialité (les différentes Académies, la Haute Autorité de Santé, les expertises collectives de l'Inserm...), et qui fonctionnent généralement bien (sauf exceptions qui peuvent être dues à des conflits d'intérêt ou à des infiltrations par des groupes de pression), mais dont on peut regretter qu'elles soient insuffisamment sollicitées (ou écoutées) par les politiques. Il y a d'autres secteurs (comme ceux de l'éducation, ou des affaires sociales) dans lesquels les politiques n'ont visiblement pas la moindre idée que de nombreuses données scientifiques pertinentes existent (surtout dans les autres pays) et mériteraient d'être prises en compte avant de déclencher une réforme majeure à chaque changement de ministre.

Bibliographie


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