Y a-t-il un dimorphisme sexuel cérébral chez l'être humain?

Il y a quelques semaines est sortie dans PNAS une nouvelle étude de Joel et al. sur les différences cérébrales entre les sexes. Elle est intéressante parce que c’est sans aucun doute l’étude à plus grande échelle effectuée jusqu’à présent sur ce sujet, dépassant même la précédente méta-analyse (Ruigrok et al. 2014). Comme dans toutes les études à grande échelle, les analyses des images IRM sont assez grossières, se résumant à des analyses entièrement automatisées de volumes, d'épaisseur, et d'anisotropie de différentes régions cérébrales, avec des ajustements du volume cérébral total (qui diffère entre les sexes) plus ou moins appropriés. On pourrait discuter longuement des qualités méthodologiques de ces analyses. Le fait est que les résultats montrent de nombreuses différences cérébrales entre les sexes, certaines déjà rapportées dans des études antérieures, d'autres plutôt nouvelles. La question du tri entre les différences "réelles" (c'est-à-dire généralisables) et les différences fictives (c'est-à-dire propres à cette étude et ces analyses particulières), parmi toutes celles rapportées, est complexe et n'est pas l'objet de ce billet. Le fait que la méthodologie soit grossière induit une incertitude sur la localisation et la taille des différences identifiées, mais par sur leur existence de manière générale.

Le fait est que cette étude, comme bien d'autres avant elle, trouve un certain nombre de différences cérébrales entre les sexes. Elle donne également une estimation de la taille de ces différences : pour la plupart, de 0.3 à 0.8 écarts-types (table S1 de l'article). Ces différences ne sont ni négligeables, ni énormes, elles sont telles qu’il y a un large recouvrement entre les sexes : certains hommes peuvent donc avoir certaines caractéristiques cérébrales féminines et vice-versa. On peut se faire une idée de ces différences (dans les régions cérébrales où il y en a, il ne s’agit que d’une minorité d'entre elles) et de leur variabilité entre les individus sur la Fig. 1E (ci-dessous), qui montre bien que la plupart des femmes ont des caractéristiques cérébrales majoritairement féminines (en rose) et le plupart des hommes ont des caractéristiques cérébrales majoritairement masculines (en bleu). La figure S2 de l'article offre une représentation équivalente pour un échantillon de caractéristiques cognitives qui diffèrent en moyenne entre les sexes. En résumé, cette étude dit à peu près la même chose que les précédents travaux sur les différences cérébrales entre les sexes, et aussi que le résumé que j’en faisais à TEDx Clermont et dans d’autres conférences.
Figure 1E. Chaque ligne représente un individu, chaque colonne représente une région cérébrale présentant une différence importante entre les sexes. La couleur rose dans une case de cette grille indique que cet individu possède la forme de cette région cérébrale qui est caractéristique du tiers le plus féminin de la population (cf. Fig. 1D), et symétriquement pour la couleur bleue.
Et pourtant, si vous lisez les médias rapportant cette étude, il y a de bonnes chances pour que vous en ressortiez avec l'idée que "ça y est, on a prouvé que finalement il n'y a pas de différences cérébrales entre les sexes". Voyez par exemple cet article de Radio Canada, et dans une moindre mesure, cet article de Médiapart, qui quoique fournissant une description assez fidèle de l'étude, a un résumé et une conclusion qui semblent écrits pour laisser dans l'esprit du lecteur le contraire des résultats obtenus.

Comment est-il possible de faire à ce point dire à des données le contraire de ce qu'elles disent? Il faut dire que les auteurs y ont mis du leur. En effet, quoique confirmant les différences cérébrales entre les sexes, cette étude s’attaque en fait à une hypothèse beaucoup plus forte, celle d’un dimorphisme sexuel total au niveau cérébral. Il s’agit de l’idée selon laquelle il y aurait un cerveau masculin type et un cerveau féminin type qui seraient qualitativement différents, de même qu’il y a des organes génitaux typiquement masculins et typiquement féminins. En vérité, cette idée de dimorphisme sexuel cérébral total est un chiffon rouge, car aucun scientifique compétent dans ce domaine n’a suggéré une différence aussi radicale: chacun est conscient du fait que le cerveau est pour l’essentiel le même entre hommes et femmes, et que là où il diffère, le recouvrement entre les sexes est grand. Il n’est donc pas étonnant que les analyses des auteurs rejettent l’idée d’un dimorphisme sexuel complet. Et ce d’autant plus qu’ils mettent cette idée à l’épreuve d’un critère particulièrement sévère.

En effet, il n'y a pas de critère objectif reconnu pour établir ce qu'est un dimorphisme sexuel, donc les auteurs choisissent le critère qui leur convient. Si l'on en croit Wikipedia par exemple, ce terme peut s'appliquer à "l'ensemble des différences morphologiques plus ou moins marquées entre les individus mâle et femelle d'une même espèce". Il s'appliquerait donc sans problème aux diverses propriétés cérébrales montrant une différence moyenne entre les sexes. Ce n'est pas cette définition que Joel et al. s'attèlent à rejeter, mais une version beaucoup plus extrême, selon laquelle la plupart des hommes auraient toutes les caractéristiques masculines extrêmes et la plupart des femmes auraient toutes les caractéristiques féminines extrêmes.
Ce critère est opérationnalisé de la manière suivante.
  1. Constitue une caractéristique cérébrale masculine la forme correspondant au tiers le plus masculin de la population (hachuré en vert dans la figure 1D) pour cette caractéristique. Et symétriquement pour les caractéristiques féminines (tiers féminin hachuré en rouge). On répète ce critère pour les 10 caractéristiques cérébrales montrant la plus grande différence entre les sexes.
  2. L'hypothèse d'un dimorphisme sexuel cérébral serait vérifiée si une proportion importante d'hommes montrait la forme masculine pour les 10 régions cérébrales, et si une proportion importantes de femmes montrait la forme féminine dans ces 10 mêmes régions (critère dit de cohérence interne). Dans la figure 1E, cela se traduirait par la plupart des femmes tout en rose et la plupart des hommes tout en bleu.
Figure 1D. Représentation schématique de la distribution d'une caractéristique cérébrale montrant une différence entre hommes et femmes, quantifiée sur l'axe des abscisses (par exemple, le volume d'une région). La distribution des valeurs des hommes figure en vert et celle des femmes en rouge. Les lignes pointillées divisent la population en trois tiers égaux: le tiers le plus masculin (hachuré en vert), le tiers le plus féminin (hachuré en rouge), et le tiers médian (en blanc).
Bien évidemment, les auteurs trouvent que seule une petite fraction de la population (moins de 10%) possède un cerveau ayant une "cohérence interne", c'est-à-dire possédant les 10 caractéristiques cérébrales conformes au tiers le plus masculin de la population si c'est un homme, ou le plus féminin si c'est une femme. Ils en déduisent qu'il n'y a pas de dimorphisme sexuel cérébral.

Cette conclusion est cousue de fil blanc, tant elle découle automatiquement du critère de dimorphisme qui a été choisi. Pour s'en convaincre, il est intéressant d'imaginer ce que ce critère donnerait appliqué aux caractéristiques dont le dimorphisme sexuel fait l'objet d'un consensus: les caractères sexuels primaires et secondaires. Commençons par les organes génitaux, pour lesquels les distributions des hommes et des femmes sont (contrairement aux caractéristiques cérébrales représentées dans la figure 1D) presque entièrement disjointes (elles ne se rejoignent que dans le cas des conditions intersexuées). En appliquant par exemple ce critère à la longueur du pénis/clitoris (qui à l’origine est le même organe)*, et en supposant pour simplifier qu'il n'y a aucun recouvrement entre hommes et femmes sur cette dimension, seuls deux tiers des hommes (ayant le pénis le plus long) et deux tiers des femmes (ayant le clitoris le plus court) seraient considérés comme possédant l’organe génital typique de leur sexe. Passons sur le fait que le tiers restant de la population trouverait certainement ce critère discutable... Répétons maintenant ce critère pour 9 autres caractères sexuels primaires (gonades) et secondaires (hormones sexuelles, seins, taille, pilosité, silhouette...). A nouveau, pour chaque caractéristique, au plus 2 tiers des membres de chaque sexe seraient jugés ayant la forme typique de leur sexe. En fait, dans le cas des caractères sexuels secondaires, cette proportion serait d'autant plus faible que le recouvrement entre les sexes est grand. Et maintenant appliquons le critère de cohérence interne: combien d'hommes et de femmes possèdent les 10 caractères sexuels jugés typiques de leur sexe? Autrement dit, quelle proportion d'hommes se situent dans le tiers le plus masculin de la population, à la fois pour le pénis le plus long, les testicules les plus gros, le taux de testostérone le plus élevé, le volume des seins le plus faible, la taille la plus grande, la pilosité la plus importante, le rapport graisse/muscle le plus faible, le rapport tour de taille/tour de hanches le plus élevé, etc.? Et symétriquement pour les femmes. La réponse dépend essentiellement de la corrélation entre les différents caractères sexuels, qui n'est certainement pas aussi grande que le critère de "cohérence interne" semble le supposer. Je n'ai pas les données pour le vérifier, mais il est certain que ce pourcentage ne peut dépasser 50%, et est probablement bien inférieur. Ainsi, en appliquant leur critère aux caractères sexuels les plus dimorphiques, à commencer par les organes génitaux, Joel et al. démontreraient immanquablement que seule une minorité d’individus ont toutes les caractéristiques propres à leur sexe, et qu'il n'y a donc pas de dimorphisme sexuel du tout…

Joel et ses collaborateurs concluent qu'il n'est pas possible de classifier les cerveaux en deux catégories distinctes, les mâles et les femelles. En vérité, s'ils avaient véritablement voulu répondre à cette question, au lieu d'appliquer ce critère tordu de cohérence interne, ils auraient simplement dû faire une analyse de classification multivariée. Par exemple, partant des 10 caractéristiques cérébrales montrant les plus grandes différences entre les sexes, déterminer l'hyperplan divisant en deux cet espace à 10 dimensions, de manière à avoir un maximum d'hommes d'un côté et un maximum de femmes de l'autre. Il est à peu près certain qu'une telle analyse permettrait de déterminer le sexe de l'individu sur la seule base de ses caractéristiques cérébrales, pas à coup sûr, mais bien mieux qu'au hasard (50%). On peut sans grand risque se hasarder à prédire qu'une classification correcte à au moins 70% serait possible. Quel que soit le résultat véritable, qui reste à déterminer (Joel et al. sont, avec leurs données, mieux placés que quiconque pour le faire), on obtiendrait ainsi une bien meilleure réponse à la question de la possibilité de classer les cerveaux en catégories "mâle" et "femelle". Une réponse qui contredirait sans aucun doute l'affirmation récurrente de Catherine Vidal selon laquelle "Il est impossible de deviner, en regardant un cerveau adulte, s'il appartient à un homme ou une femme".

Pour conclure, contrairement à ce que pourrait suggérer une lecture superficielle de cette étude, ou une lecture des médias en rapportant les résultats, cette étude ne remet absolument pas en cause quoi que ce soit, elle confirme l'existence de multiples différences cérébrales et cognitives entre les sexes, et rejette l’idée d’un dimorphisme sexuel extrême à laquelle personne n'a jamais cru, en appliquant de surcroit un critère qui n’a pas de sens.

Référence

Joel, D., Berman, Z., Tavor, I., Wexler, N., Gaber, O., Stein, Y., . . . Assaf, Y. (2015). Sex beyond the genitalia: The human brain mosaic. Proceedings of the National Academy of Sciences. doi: 10.1073/pnas.1509654112
Ruigrok, A. N. V., Salimi-Khorshidi, G., Lai, M.-C., Baron-Cohen, S., Lombardo, M. V., Tait, R. J., & Suckling, J. (2014). A meta-analysis of sex differences in human brain structure. Neuroscience & Biobehavioral Reviews, 39, 34-50. doi: http://dx.doi.org/10.1016/j.neubiorev.2013.12.004

Note

* Le problème consistant à quantifier les caractères sexuels primaires sur une même dimension pour les hommes et les femmes est compliqué, tant le dimorphisme est grand. Je donne l'exemple de la longueur du pénis/clitoris pour illustrer le fait que ce n'est pas impossible. Plus de réflexion serait nécessaire pour faire de même pour les gonades (testicules et ovaires), les bourses/lèvres/vagin, les divers trompes et canaux...

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